La pluie tombe à flots, le vent est glacial, et pourtant, j'ai remonté la manche de mon sweat jusqu'au coude. Je ne veux pas manquer le Moment. Le compteur affiche désormais quatre minutes, douze secondes. Lorsque j'ai été en âge de savoir lire et compter, il affichait des centaines de jours, des milliers d'heures et encore plus de secondes. Et aujourd'hui... Aujourd'hui est le Moment. Mon coeur bat à cent à l'heure, et moi qui ne suis jamais stressée... je ressens une anxiété qui semble vouloir m'étouffer. Je suis la première de mes amies à vivre cet instant, et je regrette d'avoir le compteur le plus bas. Si l'une d'elles était passée avant, j'aurais pu lui demander conseil. Là, je suis seule. Le vent s'engouffre dans l'arrêt de bus, je gèle, je suis probablement rouge comme une tomate et je n'ai jamais été aussi mal habillée qu'ajourd'hui, et pourtant, je sais que ma vie va changer. Dans deux minutes, neuf secondes. Je tremble. De froid, d'angoisse, d'excitation. Je vais rencontrer mon âme soeur.
Une minute, trente-sept secondes. Il n'y a personne, mais le prochain bus devrait arriver d'un instant à l'autre. Une silhouette se dessine au bout de la rue, un homme en vélo me dépasse. Ce n'était donc pas lui. Je pose le regard sur mon compteur et observe les secondes qui défilent, toujours plus proches du zéro. J'ai peur.
Quarante-cinq secondes. Je me lève, observe les alentours. Toujours personne. Et si... Et si ce n'était personne ? Un des garçons de notre classe a toujours eu son compteur à zéro. Autrement dit, son âme soeur n'existe pas. Cela arrive, c'est peu courant, mais c'est quelque chose qui peut arriver.
Vingt-huit secondes. J'ai l'impression que l'intégralité de mes organes vont exploser. Il serait dommage que mon âme soeur se retrouve face à un tas de morceaux humains encore chauds. Des bruits de pas troublent alors le son de la pluie. Quelqu'un arrive. Je n'ose même pas me retourner. Quatorze secondes. Je ne pense même pas survivre à cette pression, c'est terrible. Neuf secondes. Les pas s'arrêtent, non loin de moi. Je peux voir une paire de chaussures, du coin de l'oeil. Zéro. Je lève la tête, croise un regard ambré, note un sourire anxieux. C'est mon âme soeur. Je l'ai enfin trouvée.

Les Japonais avaient cette légende, concernant le fil rouge du destin. Quelque part, l'univers a dû se dire qu'un fil rouge était bien trop de problèmes - on risquerait bien de tous s'emmêler, après tout. Mais similaire à cette légende, nous avons le compteur, qui est bien réel. Inscrit sur l'un de nos poignets, comme un tatouage aux reflets étranges, il décompte. Les années, les jours, les heures, les minutes et les secondes. Et lorsqu'il parvient à zéro, c'est le moment que tous ont attendu. Le moment exact où le possesseur du compteur rencontre son âme soeur pour la première fois. Un moment fort, qui marque le début d'une vie. D'une relation. De quelque chose de plus fort que tout. Et, une fois à zéro, le compteur reste. Un éternel zéro, qui annonce que ça y est, il n'y a plus rien à attendre. Tout est là, entre vos mains. Entre nos mains. A vous - à nous - de jouer.